La France, puissance musulmane?

by Pey Bahman Z

SHAFAQNA – L′ Orient Le Jour | par Henry LAURENS : Dès les premiers temps de l’histoire de l’islam, les relations avec le monde des « Francs », c’est-à-dire des Européens, ont joué un rôle essentiel. C’était jadis la thèse d’Henri Pirenne que les conquêtes arabes avaient rejeté l’Europe de l’axe méditerranéen vers l’axe rhénan. Bien entendu cette thèse n’est plus suivie de nos jours, mais l’évidence du voisinage musulman et arabe s’impose dans la connaissance de l’histoire de France dans toutes ses époques successives.

L’histoire contemporaine de ces relations commence avec l’expédition d’Égypte de 1798 qui pose tous les problèmes d’une domination qui comprend des motivations géopolitiques, politiques, mais aussi culturelles. Après cette ouverture, il y a la conquête de l’Algérie à partir de 1830 qui, dans sa violence compensatrice des échecs français sur le Rhin, pose le problème inconciliable d’une domination qui se veut aussi assimilation tout en étant aussi une colonisation de peuplement.

La IIIe République y ajoute la Tunisie en 1881 puis le Maroc à partir officiellement de 1912, tandis que la conquête de l’Afrique noire renforce la dimension musulmane de l’Empire français. En même temps, la politique d’influence française dans le Levant aboutira à la constitution des « États du Levant » sous Mandat français au lendemain de la Grande Guerre. Évidemment, la France a aussi des relations diplomatiques, économiques et culturelles avec les pays musulmans considérés comme indépendants.

À lire aussi”: Macron peaufine ses mesures pour l’islam de France

Ainsi, les hommes de la IIIe République pouvaient considérer que la France était une « puissance musulmane ». La nouvelle phase d’expansion coloniale, qui commence au début des années 1880, se fait largement en terre d’islam, d’où un nouvel effort de connaissance qui tente de réunir en faisceau les apports des services administratifs des affaires indigènes avec la connaissance pratique et savante des langues et un savoir islamologique à buts pratiques. Ainsi se constitue, dans la République de la séparation de l’Églises et de l’État, une « politique islamique de la France » qui va durer jusqu’au début de la guerre d’Algérie.

De cette politique, dont les mentions sont innombrables dans les archives, nous n’en avions que des idées particulièrement sommaires. Depuis près d’une vingtaine d’années, madame Jalila Sbai a entrepris le dépouillement de ces immenses gisements d’information qui n’avaient pratiquement pas été exploités avant elle.

Les acteurs de cette politique musulmane sont des représentants de leurs diverses administrations coloniales avec les luttes de pouvoir qui inévitablement en découlent. Mais ce sont aussi des universitaires, des « orientalistes » qui, contrairement aux clichés d’un discours superficiel, sont aussi des sociologues et des anthropologues. Enfin, et ce n’est pas le moindre, des catholiques pratiquants nourris de la doctrine sociale de l’Église.

Pour entreprendre une telle recherche et comprendre tous les tenants et aboutissants, il fallait donc avoir une vraie culture islamologique et sociologique tout en identifiant les conflits de pouvoir et les rivalités personnelles.

Toute personne ayant fait un minimum d’expérience administrative suivra sans problème les échecs des premières années de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes qui tente, par le biais d’une centralisation de l’information, une centralisation de la politique coloniale. Comme le montre l’auteur avec intelligence et finesse, Paris ne peut pas accepter que la politique soit définie à Alger et que l’Algérie française domine les deux protectorats qui la bordent et étende ensuite son influence à l’ensemble de l’Afrique française, selon la terminologie de l’époque.

La Grande Guerre va voir émerger brièvement le projet de constituer un « khalifat d’Occident » c’est-à-dire de l’Empire français, au profit du Sultan du Maroc. Bien entendu, un tel projet se heurte au refus immédiat d’Alger et de Tunis qui se verraient ainsi mis sous la dépendance de Rabat. La solution de repli sera « l’Islam de France » confié à la personnalité complexe qu’est Si Kaddour Ben Ghabrit. Cela aboutit à la création d’un pèlerinage musulman français et à la Mosquée de Paris qui prend acte de l’enracinement en France d’une immigration musulmane qui devient un nouveau domaine administratif à gérer.

Avec raison mais non sans provocation, l’auteur définit le statut des musulmans en France métropolitaine comme étant des « protégés », c’est-à-dire des « dhimmis » si on suit le vocabulaire du droit musulman.

À lire aussi: Ce que les juifs doivent aux musulmans

Les années 1920 voient la montée de la personne de Louis Massignon, professeur au Collège de France et représentant du Ministère des colonies à la Commission interministérielle. Cette dernière est maintenant composée d’universitaires ayant un rôle politique et administratif. Ils ont d’ailleurs des chaires dites « coloniales » c’est-à-dire financées par les institutions coloniales.

Mais les années 1930 sont celles de la domination progressive de Robert Montagne, un immense sociologue, père de la théorie dite segmentaire, et un inlassable créateur d’institutions de savoir et d’enseignement. C’est lui le héros de la seconde partie du livre. Les lecteurs verront avec effarement son énergie multiforme et sa confusion totale entre l’académique et le politique. C’est un défenseur acharné de l’œuvre coloniale de la France, un pratiquant d’un christianisme social qu’il veut élargir aux musulmans, en particulier en métropole. Lui qui a commencé par étudier les populations berbères des hauteurs marocaines terminera par les premières enquêtes démographiques et sociologiques sur les musulmans en France métropolitaine.

Son refus de la décolonisation lui permettra paradoxalement d’avoir des intuitions extraordinaires sur un islam politique qui accompagne et contredit le nationalisme arabe.

Un siècle après la naissance de l’islam de France, on disserte encore savamment et de l’extérieur sur le fait de savoir ce qu’il est ou doit être.

Le livre de madame Jalila Sbai est exemplaire parce qu’il réussit à combiner les savoirs historiques, islamologiques et sociologiques sur le monde arabo-musulman, qu’implique l’apparent paradoxe de voir une république laïque tenter de donner une forme chrétienne à un islam dominé.

You may also like

Leave a Comment

This site is protected by reCAPTCHA and the Google Privacy Policy and Terms of Service apply.

The reCAPTCHA verification period has expired. Please reload the page.