«La décision de Trump sur Jérusalem a été prise avec l’accord tacite de Mohammed Ben Salman» : Amélie Myriam Chelly

by Reza

SHAFAQNA – Elwatan / Zine Cherfaoui : La décision du président américain, Donald Trump, de reconnaître de manière unilatérale Al Qods capitale d’Israël continue de susciter la colère de la rue palestinienne et du monde musulman. Le président du bureau politique du mouvement palestinien Hamas, Ismaïl Haniyeh, a appelé, jeudi, à des manifestations «de colère» tous les vendredis dans les capitales des pays arabes et dans les territoires palestiniens. Spécialiste du Monde arabe et du chiisme, Amélie Myriam Chelly explique les dessous de la décision américaine.

– Le président américain, Donald Trump, a reconnu, mercredi 6 décembre 2017, Jérusalem la capitale d’Israël. Quelles sont, d’après vous, les principales raisons qui ont pu le pousser à prendre une telle décision ? Répond-elle plus à des considérations internes qu’externes ou bien c’est l’inverse ?

La reconnaissance de la ville de Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël par le président américain, Donald Trump, est une de ses promesses de campagne qui, compte tenu du timing de son exécution, semble répondre avant toute chose à des considérations de politique interne.

Son ancien conseiller à la Sécurité nationale, Michael Flynn, inculpé dans l’enquête sur une possible ingérence russe dans la présidentielle américaine, a récemment plaidé coupable et accepté de coopérer avec la justice américaine, ce qui fragilise lourdement la Maison-Blanche, et il ne faudra pas s’étonner de voir, dans les mois qui viennent, des représentants et des sénateurs du Parti démocrate brandir une nouvelle fois la menace d’une procédure d’impeachment au préjudice du Président en exercice. D’autant que ce parti se voit renforcé au Sénat en raflant de justesse le siège de l’Etat de l’Alabama, traditionnellement Républicain.

Etant donné que les élections du midterm vont se tenir le 6 novembre 2018, le président américain doit ainsi impérativement satisfaire sa base électorale, notamment les chrétiens évangélistes qui, représentés au gouvernement par le vice-président, Mike Pence, constituent de fervents défenseurs de l’Etat hébreu, ce qui leur vaut d’être qualifiés de «chrétiens sionistes». En effet, 81% des chrétiens évangélistes ont voté pour le candidat Trump, alors que la communauté juive américaine, traditionnellement démocrate, n’a quant à elle reporté ses voix sur le vainqueur de l’élection présidentielle qu’à hauteur de 24%.

Or, tous les commentateurs de la vie politique américaine s’accordent à dire que les chrétiens évangélistes, pour des raisons d’ordre théologique, ont toujours farouchement milité pour l’entrée en vigueur du Jerusalem Embassy Act voté par le Congrès en 1995 et qui prévoit le transfert de l’ambassade américaine en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. Acculé de toutes parts, le président Trump lâche ainsi une bombe médiatique lui permettant à la fois de faire diversion et de mobiliser ses troupes afin de garantir sa survie politique.

– Quelles peuvent être aujourd’hui les conséquences, sur une région proche-orientale déjà explosive, de la décision de Trump ? Y a-t-il un risque que la décision du président américain embrase la région ?

Les risques sont plus du ressort populaire qu’étatique, car si les discours politiques des dirigeants arabes expriment indignation et désaccord profonds vis-à-vis de la décision du président américain de reconnaître Jérusalem comme capitale israélienne, peu d’actes suivis diplomatiques peuvent être constatés : de mémoire, seuls les ambassadeurs américains en Tunisie et en Irak ont été convoqués pour rendre des comptes quant à la décision du président américain.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a convoqué l’Organisation pour la coopération islamique (OCI) à Istanbul jeudi 14 décembre pour déclarer «Jérusalem occupée comme capitale de l’Etat Palestinien». Le langage est ferme, mais rien de concret n’est entrepris et ne peut être entrepris en représailles à la décision américaine. Les Etats musulmans auront-ils le courage de rompre les relations diplomatiques avec leur allié américain ? Ont-ils le pouvoir de prendre des sanctions économiques contre la première puissance mondiale ?

Il serait même risible ici de ne serait-ce qu’envisager la question militaire… Cela peut valoir pour le Yémen, mais pas pour les Etats-Unis. D’autant que les Etats arabes ont été très affaiblis par leurs révolutions sans toujours pouvoir faire droit aux doléances des sociétés civiles. Une exaltation inconsidérée du sentiment pro-palestinien et/ou anti-israélien serait du pain béni pour les Frères musulmans qui, à terme, mettraient les gouvernements des pays arabes face à leurs contradictions et leurs inactions.

– Vous qui êtes spécialiste du monde chiite, quelle pourrait être la réaction de l’Iran et du Hezbollah à la nouvelle réalité que Washington tente d’imposer dans la région ?

Cette nouvelle réalité que tente d’imposer Washington dans la région s’inscrit parfaitement dans la grille de lecture du Hezbollah relative à la guerre civile syrienne, et fait malgré elle fidèlement écho à la rhétorique anti-impérialiste iranienne, ce qui a pour effet immédiat de renforcer «l’axe chiite».

Le Hezbollah a fourni un effort de guerre considérable en Syrie pour endiguer l’avancée des combattants djihadistes, mais a aussi largement contribué au maintien au pouvoir du président Bachar Al Assad à Damas, ce qui a froissé une large partie de l’opinion publique arabe qui a associé le Parti de Dieu au bras armé des Iraniens chiites persécutant des Arabes sunnites, alors même que l’Armée arabe syrienne enrôle majoritairement des soldats issus de familles sunnites.

Or, dès le départ, Hassan Nasrallah a dénié toute légitimité à la rébellion syrienne, et l’a assimilée à des troubles fomentés de concert par les Etats-Unis, Israël et certaines pétromonarchies du Golfe persique dans le but d’affaiblir «l’axe de la résistance». Le Hezbollah, qui n’a aucun intérêt immédiat à rentrer dans une confrontation militaire directe avec Tsahal, peut toutefois capitaliser cette nouvelle donne pour redorer son blason dans le monde arabe.

D’une part, le Hezbollah, non sans sarcasmes, serait appelé à faire un pied de nez à la Ligue arabe qui a adopté de nombreuses résolutions infamantes et coercitives à l’encontre du Parti chiite libanais, alors que cette même Ligue aura été incapable de préserver une souveraineté arabe sur la troisième ville sainte de l’islam, là où les miliciens du Sud-Liban sont parvenus à tenir en échec la puissante armée israélienne à l’été 2006. D’autre part, le Hezbollah s’est érigé à nouveau en fer de lance de la lutte anti-israélienne.

D’ailleurs, le secrétaire général du parti n’a pas manqué d’appeler à une troisième intifadha dans un discours enflammé à l’occasion de la récente décision de Donald Trump sur le statut de Jérusalem, et surtout, Qais Al Khazali, fondateur de la milice chiite irakienne Asa’ib Ahl Al Haq, a été filmé en tenue militaire dans des localités frontalières au Liban-Sud en présence de miliciens gradés du Hezbollah.

Pour ce qui est de l’Iran, la République islamique va pouvoir définitivement sceller sa réconciliation avec le Hamas qui lui avait pourtant tourné le dos en soutenant la rébellion frériste en Syrie, et ainsi parachever sa stratégie d’encerclement lent de l’Etat hébreu avec des points d’ancrage dans le Liban du Sud, le Plateau du Golan et les Territoires palestiniens.

– Faut-il d’ores et déjà enterrer le processus de paix ? Une solution à deux Etats est-elle encore possible ?

Actuellement, ce qui caractérise les relations entre communautés au Proche-Orient est le repli identitaire et la méfiance mutuelle. Mais les Palestiniens et  les Israéliens ont traversé des crises politiques bien plus inquiétantes et on ne peut plus sanglantes par le passé, et les calamités des peuples afghan, irakien, libyen, syrien et yéménite devraient nous astreindre à plus de patience et d’humilité. Aujourd’hui, aucune personnalité politique israélienne sérieuse n’ose remettre en cause une solution à deux Etats, d’une part, et d’autre part le Hamas a amendé sa Charte du 18 août 1988 en date du 1er mai 2017 à Doha en vue d’intégrer le jeu diplomatique.

Juifs et Arabes partagent des éléments culturels et historiques communs, et sont condamnés à s’entendre s’ils souhaitent pouvoir relever les grands défis climatiques, démographiques, énergétiques, et sécuritaires qui les guettent sans distinction de race ou de religion. Encore une fois, il faut faire preuve de patience tout en gardant à l’esprit que la notion de temps en Orient n’est pas celle que nous éprouvons en Occident…

– Aujourd’hui, que peuvent faire concrètement les Palestiniens pour que soit respectée la légalité internationale ?

Ces dernières années, les Palestiniens ont remporté plusieurs victoires diplomatiques significatives qui ont suscité l’indignation des dirigeants israéliens. D’abord, le 31 octobre 2011, l’Assemblée générale des Etats parties vote l’adhésion de la Palestine comme membre à part entière de l’Unesco. Ensuite, le 29 novembre 2012, l’Assemblée générale des Nations unies confère à la Palestine le statut d’Etat observateur non membre à l’ONU. Enfin, le 7 juillet 2017, le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco inscrit la vieille ville d’Hébron au patrimoine mondial en déniant tout caractère juif au site.

Ces décisions prises en faveur des Palestiniens démontrent que les organisations et institutions internationales, bien que décriées par les populations arabes, remplissent leurs fonctions tant bien que mal. Cependant, l’Autorité palestinienne est de facto bicéphale, déchirée entre un Mahmoud Abbas qui n’a pas le charisme d’un Yasser Arafat, et d’un Ismaël Haniyeh dont les velléités islamistes notoires emportent défiance jusqu’à certaines chancelleries arabes.

Cette crise de la représentation politique palestinienne est un obstacle originaire fondamental à toute revendication palestinienne en matière de légalité internationale, et dans l’état actuel des choses, les Palestiniens ne peuvent s’en remettre qu’à la sagesse et à la bienveillance des diplomates européens et de certaines puissances non-alignées.

– Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les gouvernements américain, saoudien et israélien connaissent un rapprochement sur fond de lutte contre la menace iranienne. Cette entente est-elle compromise par le retour de la cause palestinienne sur le devant de la scène ?

Bien que cette entente ait été révélée au grand jour au cours de l’année 2015, elle est bien plus ancienne et ancrée dans les chancelleries de ces trois pays, car ils partagent de nombreux points communs en matière sécuritaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. D’abord, l’Arabie Saoudite bénéficie de la protection diplomatique et militaire des Etats-Unis depuis 1945 (Pacte du Quincy), ce qui est exactement le même cas pour Israël depuis sa fondation en 1948. A cet effet, pendant la guerre froide, l’Arabie Saoudite et Israël étaient les alliés indéfectibles des Etats-Unis contre la menace soviétique.

Ensuite, depuis la Révolution islamique iranienne de 1979, l’Arabie Saoudite et Israël se sentent menacés par la théocratie chiite. Enfin, l’Arabie Saoudite et Israël ont pour ennemi commun les Frères musulmans ainsi que le Hezbollah, d’où une coopération en matière de renseignements entre ces deux pays pendant la confrontation militaire Tsahal-Hezbollah, en 2006.

D’ailleurs, le ministre israélien du Renseignement vient d’inviter le prince héritier saoudien à se rendre dans l’Etat hébreu, et surtout, les pourparlers relatifs à la rétrocession des îles de Tiran et Sanafir par l’Egypte à l’Arabie Saoudite, qui a nécessité le feu vert du ministre de la Défense israélien, entraînent de facto la reconnaissance par le royaume wahhabite des Accords de camp David de 1978. Ainsi, depuis le réveil de l’Iran et son retour dans le concert des nations en 2015, cette entente est mise au jour et se justifie auprès des opinions arabes et israélienne au prétexte de la menace iranienne et du croissant chiite.

Cette entente, qui n’est donc pas de circonstance, s’inscrit dans un long processus de convergence d’intérêts géostratégiques, la décision du président américain ayant été prise avec l’assentiment de Benyamin Netanyahu et de Mohammed Ben Salman qui a ses propres priorités en interne. Cette entente ne semble donc pas compromise par le retour de la cause palestinienne sur le devant de la scène.

Il ressort de plus en plus que Donald Trump a pris sa décision en coordination avec certains pays arabes, en particulier avec l’Arabie Saoudite. Concrètement cela veut dire quoi ?

 Effectivement, Donald Trump a pris sa décision en coordination avec ses partenaires arabes dont le plus important, l’Arabie saoudite. Cet accord du moins tacite de Riyad résulte comme nous l’avons dit, du fait que le prince héritier Mohamed Ben Salmane soit tenu par des problèmes de politique intérieure bien plus existentiels que la question du statut de Jérusalem. En premier lieu, sur le plan économique, la chute du prix du baril et la baisse de la demande mondiale de pétrole font que l’Arabie saoudite affiche un déficit budgétaire de 100 milliards US$ en 2015 et de 79 milliards US$ en 2016.Avec la stratégie ” Vision 2030 “, l’Arabie saoudite ambitionne ainsi de diversifier son économie nationale pour anticiper l’après-pétrole.

L’étape majeure de cette stratégie consiste en l’introduction en bourse – plus grande introduction en bourse jamais effectuée – du géant pétrolier Saudi Arabian Oil Company dite Saudi Aramco actuellement prévue au second semestre 2018. Il s’agit là d’une opération financière ultra-sensible avec de très lourdes conséquences, et une bataille fait rage entre les places boursières de New York, Londres, Hong Kong mais aussi de Ryad pour obtenir la cotation de l’Aramco.

En second lieu, sur les plans politique et sécuritaire, la légitimité de la monarchie est remise en cause par Al-Qaïda et Daech qui y commettent des attentats, l’intégrité territoriale de l’Etat wahhabite est mise à mal par les aspirations séditieuses des provinces à majorité chiite qui regorgent de pétrole, et surtout, la coalition saoudienne s’est embourbée depuis le 25 mars 2015 dans une guerre sanglante contre les rebelles au Yémen, et les miliciens Houthis parviennent à faire des incursions en territoire saoudien dans les zones frontalières visant fréquemment des bases militaires ainsi que la capitale par des tirs de missile balistique. Par ailleurs, il ne faut pas écarter les risques de conflit militaire à long terme avec la République islamique d’Iran si une solution diplomatique n’est pas trouvée pour mettre un terme à leur litige de leadership régional.

Le Prince héritier saoudien doit aussi composer avec des menaces internes. D’abord, les réformes sociales qu’il a entreprises (droit de conduire pour les femmes, autorisation des cinémas après 35 ans d’interdiction) peuvent susciter l’indignation des couches les plus conservatrices de sa population, voire de la cour même. Il doit donc se concentrer sur la bonne cadence des réformes, que cette cadence soit adaptée à ce que la population peut accepter pour écarter tout risque de révolution. Par ailleurs, le spectre du coup d’Etat ou de l’assassinat politique n’est jamais bien loin : l’histoire des monarchies du Golfe regorge d’exemples à cet égard : à Oman, le 23 juillet 1970, le prince Qabus ibn Said renverse son père, le sultan Saïd ibn Taimour lors d’une révolution de palais ; au Qatar,le 27 juin 1995, le prince Hamad ben Khalifa renverse son père, l’émir Khalifa ben Hamad Al Thani par un coup d’Etat alors que celui-ci est en voyage à Genève ; enfin, en Arabie saoudite même, le 25 mars 1975, le roi Fayçal ben Abdelaziz Al Saoud est assassiné de deux balles dans la tête par son neveu Fayçal ben Moussaid.

Une bonne entente avec l’allié américain est pour ainsi dire une condition sine qua non de l’aboutissement des réformes et de la survie même du régime. Par ailleurs et surtout, d’un point de vue théologique, l’Arabie saoudite abrite les deux premières villes saintes de l’islam et le bon déroulement du Hajj est plus important à leurs yeux que la souveraineté arabe sur la troisième ville sainte musulmane, car les incidents au cours du pèlerinage entachent plus profondément leur image et ébranle davantage leur légitimité à être les gardiens de La Mecque et de Médine. En effet, le gardien des lieux saints de Jérusalem est le roi de Jordanie, et en l’espèce, c’est Abdallah II qui sort affaibli par la décision de Donald Trump et non pas  la famille royale saoudienne.

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