Fabien Truong : « Des jeunes enfermés dehors et condamnés au surplace »

by Reza

SHAFAQNA- l’Humanité/Entretien realisé par Ixchel Delaporte

Professeur agrégé à l’université de Paris 8, Fabien Truong publie jeudi 19 octobre Loyautés radicales aux éditions La Découverte (1). Fruit d’une enquête menée pendant un an et demi dans la ville de Grigny, ce livre retrace de longs entretiens approfondis avec des jeunes aux marges d’une société à laquelle ils se butent mais dont ils utilisent les codes. Le sociologue y analyse aussi la place et le sens de l’islam pour ces « mauvais garçons » de la nation.

Vous avez suivi le parcours de quelques jeunes grignois qui se positionnent en marge de la société. Quelles sont les “valeurs” de cette jeunesse délinquante qui évolue dans une des villes les plus pauvres de France ?

Fabien Truong. Ils ne portent pas fondamentalement de « valeurs » spécifiques. Les garçons qui passent par la délinquance veulent réussir matériellement, souhaitent fonder une famille et acheter une maison. Ils regrettent amèrement de ne pas avoir réussi à l’école et s’ils lui en veulent « à mort », c’est parce qu’ils n’ont pas réussi à y trouver leur place et par là, à rendre la fierté due à leurs parents. Bref, ils cherchent à trouver leur place dans une société capitaliste où l’emprise du diplôme est très forte. Par contre, ils sont au bout de la chaîne : ils le savent très bien. Ils peuvent se sentir, vis-à-vis d’un système qui n’a pas vraiment besoin d’eux, clairement inutiles, sans perspective. L’économie parallèle apparaît alors comme un moyen de se faire une place, de l’argent, mais aussi d’exprimer sa virilité, dans une société qui reste aussi, faut-il le rappeler, très machiste. De ce point de vue, cette position périphérique exacerbe ce que notre société promeut de manière plus générale. Et la préscience que la vie est un combat peut alors être prise au pied de la lettre.

Considérés comme une minorité délinquante qui pourrit la vie des quartiers, ces jeunes semblent avoir une conscience des dégâts qu’ils produisent mais donnent plus d’importance à leur propre survie faite de codes. Comment analyser ce conflit intérieur ?

Fabien Truong. Il y a une claire conscience des dégâts, à commencer par ceux vis-à-vis de soi-même. L’usage de la violence et son exposition durable laisse des marques profondes sur l’estime de soi. Les bravades publiques et les roulements de mécaniques de certains cachent une profonde insécurité morale et psychologique. Au fond, tous savent qu’ils sont dans le péché et qu’ils « font du sale ». Plus on reste longtemps engagés dans l’économie parallèle, plus le spectacle cède le pas à une forme de discrétion où prime le secret et le management organisé des troupes, condition nécessaire pour durer. Il y a là un paradoxe : plus vous excellez, plus vous devez taire vos réussite. Et plus vous faites du sale. Plus vous êtes bons, moins vous l’êtes… Cela génère de profonds conflits de loyautés, des relations de dépendances et de dettes qui peuvent courir sur de nombreuses années Et ici comme ailleurs, le gâteau est réduit, la concurrence forte. Quand elle se règle par des armes de plus en plus accessibles, les drames se multiplient. Et cette banalisation fait qu’il devient, par proxy, parfois possible de perdre sa vie pour ce qui ressemble à « un rien »…

Quel est le rôle de la prison qu’ils ont rebaptisé “université” ?

Fabien Truong. La prison est devenue un canal central de transmission et de la perpétuation de cette violence. Son expérience s’est banalisée : les séjours sont de plus en plus répétés, se font de plus en plus tôt et il y a de plus en plus de récidive. Pour une petite frange de garçon, c’est devenu le petit monde d’un petit monde, un monde probable de l’entre soi. On y côtoie des copains, des connaissances, qui vont, reviennent. Ce n’est plus du tout un isolement mais un flux qui accélère le sentiment d’être enfermé dehors et condamné au surplace. Cela devient donc « l’université » : parce que c’est là qu’on se perfectionne dans la criminalité mais aussi parce que, tout comme la fac est progressivement devenue l’horizon attendu de la jeunesse du pays, c’est l’horizon répété de ceux qui se sentent pris dans ce qui ressemble à une seconde zone.

Vous consacrez un chapitre à la reconversion à l’Islam de bon nombre de ces jeunes. De quoi est-ce le signe ?

Fabien Truong. On fait souvent la distinction entre « convertis » et « non convertis », en disant que les convertis seraient les enfants de parents non musulmans et les non convertis de famille musulmane. Je trouve cette distinction un peu paresseuse et trompeuse. En fait, tous ces jeunes, dans le moment de l’entrée de la religion sont dans une logique de conversion : il y a cette idée, très forte, d’un choix. Je choisi d’entrer dans la religion parce que je veux changer, je veux me trouver moi-même, je veux me laver, et je veux devenir meilleur. Il y a dans ce moment de renouveau beaucoup d’excès et d’effervescence, qui passe souvent par une opposition aux parents. C’est juste plus visible si les parents ne sont pas musulmans, mais ce n’est fondamentalement pas très différent. Il y a ensuite un second moment de reconversion : c’est le moment où on est plus dans le spectacle de la rupture : on se reconvertit, on essaie de mettre en cohérence sa piété avec sa vie d’avant qui ne peut jamais être balayée d’un revers de main,  on refait du lien, on refait la paix avec soi et les autres, et surtout, on se projette de nouveau vers un futur très concret. De fait, le geste de l’attentat terroriste dans le pays où l’on est né provient de la rencontre du fantasme de la rupture, de sa mise en spectacle et d’une socialisation prolongée dans la violence qui a su faire de vous un guerrier. Vous proclamez la rupture et le renouveau, mais au fond, vous restez dans une continuité radicale : vous poussez à bout le guerrier que vous êtes devenu et lui donnez un imaginaire politique.

Que porte cette jeunesse-là de si terrible pour que nous nous en détournions collectivement jusqu’à ce que l’une d’elle tue, ou meurt ?

Fabien Truong. Parce que depuis plus de dix ans, elle fait peur à un pays pour qui l’existence d’un ennemi intérieur rassure ceux qui sont angoissé par leur propre avenir. Et parce que se demander quelle place donner à ses jeunes impliquerai de repenser un modèle de société qui tangue. Et puis, il faut le dire, quand une partie de cette jeunesse s’entretue entre elle, ça n’intéresse pas une bonne partie de la population qui ne la perçoit que comme un problème à résoudre.

  1. Loyautés radicales, l’islam et les “mauvais garconsde la nation, de Fabien Truong, éditions la Découverte, 236 pages, 2017.

 

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