Débat sur l’islamophobie contemporaine (partie 1)

by egolabi
islamophobie

SHAFAQNA – IHRC | par Ramón Grosfoguel: Tout débat sur l’islamophobie contemporaine doit partir d’une réflexion sur la cartographie du pouvoir global tel qu’elle existe depuis 522 ans. Si nous comprenons le « système monde moderne » comme un système exclusivement organisé autour de la division internationale du travail et d’un système globale interétatique, l’islamophobie n’apparaît alors que comme un épiphénomène au sein de ce système et, en particulier, à l’intérieur de l’incessant processus d’accumulation du capital à l’échelle globale. Cependant, si nous modifions la géopolitique et la corpo-politique de la connaissance, et ancrons par conséquent notre point de vue dans le Sud, nous obtenons une image différente de la cartographie globale du pouvoir.
En effet, vu du Sud, le système global ne s’organise pas seulement autour d’une division internationale du travail et d’un système global interétatique ; il inclut également un ensemble de hiérarchies globales qui sont constitutives du processus d’accumulation capitaliste à l’échelle du globe, comme une hiérarchie raciale/ethnique (peuples Européens/Euro-Américains par opposition aux non Européens), une hiérarchie patriarcale (un système de pouvoir basé sur l’appartenance à un genre et un sexe donnés), une hiérarchie religieuse, une hiérarchie linguistique ainsi qu’une hiérarchie épistémologique globale, etc. (Grosfoguel, 2006 : 167-168). « L’ensemble » des intrications des hiérarchies de pouvoir dans le système mondial est plus vaste et plus complexe que ce qui est généralement avancé dans les théories d’analyses du système mondial. Dans un souci de concision, j’utilise ici le terme « système mondial » pour me référer au « système mondial moderne/colonial Européen/Euro-Américain capitaliste /patriarcal, d’influence chrétienne ». Au risque de paraître ridicule, nous préférons employer cette longue formule à rallonge pour désigner l’actuelle structure hétérarchique (plusieurs hiérarchies de pouvoir interagissant de manière complexe à travers le temps) du système mondial. L’expression « système capitaliste mondial » est certes plus courte, mais elle fait de l’accumulation du capital la logique unique du système. Elle induit donc une compréhension tronquée du système mondial. Notre formule, en revanche, rend compte d’une vision plus complexe, non réductrice, de la conformation structurelle et historique du système. L’islamophobie, comme forme de racisme à l’encontre des Musulmans, n’est pas un épiphénomène mais un élément constitutif de la division internationale des forces de travail.
Cet article se compose de 5 parties : la première analyse l’islamophobie comme une forme de racisme en empruntant une perspective historique globale ; la seconde appréhende l’islamophobie comme un type de racisme culturel, La troisième aborde l’islamophobie en tant qu’elle s’inscrit dans l’orientalisme ; la quatrième se veut une étude épistémologique de l’islamophobie ; La dernière partie se veut une application des thèses proposées à partir de l’exemple du philosophe et théologien musulman européen Tariq Ramadan.

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L’islamophobie comme forme de racisme : perspective historique et globale
Le défi de notre étude consiste à répondre à la question suivante : comment est-on passé de d’une différence religieuse dans le monde pré-moderne/colonial, à une différence ethnico-raciale dans le monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal ? Si nous adoptons une analyse héterarchique du système mondial, l’islamophobie nous apparaît comme un moment d’une histoire qui commence avec la subalternisation et l’infériorisation de l’Islam à partir de la fin du 15ème siècle, du fait de l’hégémonie du pouvoir chrétien dans le système mondial à partir de 1492. L’année 1492 est cruciale pour la compréhension du système actuel. Cette année-là, la monarchie chrétienne espagnole reconquit Al-Andalus(l’Espagne musulmane), extermina et expulsa les Juifs et les Musulmans de la péninsule ibérique, et imposa la conversion à ceux qui restaient sur ce territoire. Au même moment, des explorateurs « découvraient » les Amériques et colonisaient les peuples indigènes. Les Juifs convertis au christianisme furent nommés « Marranes » et les Musulmans convertis au christianisme, « Morisques ». Le 16e siècle espagnol fut marqué par la persécution des Morisques dans la péninsule et l’esclavage des peuples indigènes et africains dans les Indes Occidentales. La conquête de ces peuples et territoires « intérieurs » et « extérieurs » déboucha sur la mise en place d’une division internationale du travail, avec une périphérie interne (grâce à la conquête d’Al Andalous dans le sud des royaumes catholiques) et une périphérie externe (les Amériques). Cette division en recoupait une autre, ethnico-raciale, entre Occidentaux et non Occidentaux. C’est à ce moment-là que se constituèrent les limites imaginaires entre l’intérieur et l’extérieur de l’Europe. Les Juifs et les Arabes se transformèrent en l’Autre interne « non-européen » de l’Europe ; les peuples indigènes devinrent quant à eux son Autre externe (Mignolo 2000).
Le premier marqueur d’altérité dans ce système mondial « occidental, moderne/colonial, christiano-centrée, capitalistes/patriarcal » était en rapport à l’identité religieuse des individus. Les Juifs et les Arabes furent considérés comme des « peuples qui se trompaient de Dieu ». Les indigènes, pour leur part, étaient vus comme des « peuples sans Dieu » (Maldonado-Torres 2006). Dans la hiérarchie racial/ethnique globale produite par les deux événements majeurs de 1492, les « peuples sans Dieu », étaient tout en bas de la hiérarchie, tandis que les « peuples qui se trompaient de Dieu » occupaient une place plus élevée. Dès lors, comment des « peuples qui se trompaient de Dieu « (arabes-musulmans et juifs) ont-ils pu devenirs des peuples infra-humains, c’est-à-dire des peuples racialement inférieurs ?
Rappelons que Le combat des royaumes chrétiens contre l’Islam s’inscrit dans la longue durée d’un combat en Méditerranée qui remontait au temps des croisades. Le conflit qui opposa l’islam au christianisme est inséparable des luttes antiimpérialistes entre les empires européens et entre ces derniers et les sultanats non-européens. Nous les appellerons les « contradictions inter-impériales ». Au cours de la même période, la guerre que les espagnols menèrent contre les Indiens d’Amérique après 1492 articula là aussi des conflits « coloniaux », issus des rapports de domination et d’exploitation que les européens avaient imposés aux non Européens coloniaux. Pour le dire autrement, la contradiction se situait entre le colonialisme et l’opposition au colonialisme. Historiquement, l’expulsion des Arabes et des Juifs de l’Espagne chrétienne au nom de la « pureté du sang » était un « processus proto-raciste » (pas encore raciste, bien que les conséquences ne fussent pas très pas différentes) La « pureté du sang » ne constituait pas une catégorie proprement raciale mais plutôt comme une technique de pouvoir, qui permettait de déterminer la généalogie religieuse d’une population. Cependant, beaucoup plus tard, elle deviendrait une perspective raciste, lorsqu’elle serait appliquée aux populations indigènes d’Amérique.
Les peuples indigènes considérés à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle comme des « peuples sans Dieu » (ou « peuples sans âme ») devinrent, dans l’imaginaire de l’Espagne chrétienne, des sous-hommes, ou des non-humains. C’est cette place assignée en dessous de la ligne de « l’humain » – au niveau de l’animal – qui fit des populations indigènes d’Amérique les premiers « sujets » racisés du monde moderne/colonial apparu en 1492 (Dussel, 1994). Cet imaginaire raciste a ensuite été étendu et appliqué aux nouveaux « peuples sans Dieu ». Ce fut le cas des populations d’Afrique sub-saharienne déportées massivement aux Amériques, dans le cadre de la traite esclaves organisée par les Européens après le triste débat entre Sepúlveda et Las Casas à Salamanque dans les années 1550. Sepúlveda défendait la thèse que les indigènes n’avaient pas d’âme et qu’ils n’étaient donc pas humains, ils pouvaient être réduits en esclavage sans que cela représentât un pêché devant Dieu. Las Casas prétendait pour sa part qu’ils étaient des sauvages dotés d’une âme, autrement dit, des peuples culturellement et psychiquement inférieurs, des mineurs. Étant donné qu’ils restaient des humains, il ne devait pas être mis en esclavage mais converties au christianisme. Ils représentaient, chacun à sa façon, les deux formes de racisme qui devaient persister pendant les cinq siècles suivant. Sepúlveda tenait le discours du racisme biologique, tandis que Las Casas posait les bases d’un racisme culturel.

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La position de Las Casas l’emporta. Cette « victoire » eut pour conséquence la déportation massive d’Africains et leur réduction à l’esclavage dans les plantations du Nouveau Monde. Après tout, ils avaient été caractérisés, eux comme des êtres sans âmes. Ainsi, l’imaginaire raciste construit et appliqué aux peuples indigènes du Nouveau Monde fut progressivement étendu à tous les peuples non-Européens, à commencer par les esclaves africains, au milieu du 16ème siècle.
Dans le cadre de cette étude, il nous semble essentiel de comprendre comment l’imaginaire raciste en est venu finalement à englober les peuples « qui vénéraient un faux Dieu ». A partir du moment où la relation « impériale » entre les empires européens et les empires islamiques se transforma en une « relation coloniale »1, les peuples qui jusque-là avaient été considérés comme des « peuples païens», furent rabaissés au niveau des animaux (XVIe et XVIIe siècle). Avec le temps, cette base raciale théologique se sécularisa à travers l’émergence d’un imaginaire « évolutionniste scientifique » : on passa des « peuples païens » de la fin du XVIe siècle au peuple sans civilisation du XIXe siècle. Cette évolution constitue une transformation cruciale : elle commence avec l’infériorisation des religions non-chrétiennes (comme l’Islam, le Judaïsme, etc.) et débouche sur l’infériorisation des individus qui les pratiquent (les Musulmans et les Juifs devinrent des sémites, c’est-à-dire, une race considérée inférieure par les Européens). Cette mutation discursive permit d’amalgamer la dévalorisation des religions non-chrétiennes et l’infériorisation des individus qui les pratiquaient. Les hiérarchies religieuse et la hiérarchie raciale/ethnique d’un monde eurocentrique finir par se recouper rigoureusement : la différence entre les païens et ceux que l’on classait comme des êtres racialement inférieurs s’estompa et de devint de moins en moins pertinente. Les peuples qui se trompaient de Dieu devinrent rapidement ceux qui se trompaient de Dieu parce qu’ils étaient, précisément, racialement inférieurs.

 

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