Christiane Taubira : «Le mythe français de l’égalité, un mythe noble, empêche de revenir sur le crime de l’esclavage»

by Reza

SHAFAQNA- Libération/Sonya Faure et Catherine Calvet: Après le succès d’Une colère noire (Autrement, 2016), l’écrivain et journaliste américain Ta-Nehisi Coates publie un nouvel essai, le Procès de l’Amérique. «Il est temps de laver notre linge sale en public»,écrit-il. Il est temps pour les Etats-Unis de se poser la question des réparations de l’esclavage et de la ségrégation. Dans son livre, Coates décrit précisément comment «le pillage d’hier a rendu le pillage d’aujourd’hui plus efficace» : les Etats-Unis ont bien une dette envers la communauté noire. Initiatrice de la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, Christiane Taubira a signé la préface du Procès de l’Amérique. Nulle réparation matérielle n’effacera un crime si grand que l’esclavage ou la colonisation, prévient l’ancienne garde des Sceaux. Mais la France a elle aussi un devoir : permettre un débat rationnel et serein sur notre passé commun, dont les traces continuent de fragiliser le présent.

Qu’est-ce qui, dans le livre de Ta-Nehisi Coates, vous a convaincue de le préfacer ?

Avant tout, ce croisement inédit entre d’une part, la souffrance des gens, leurs combats, leurs désillusions, et d’autre part, le décryptage précis des dispositifs qui vont pénétrer des vies pour les démolir : Coates parvient à entremêler le savant et l’émotionnel. Le Procès de l’Amérique montre par quels mécanismes «la kleptomanie d’Etat», comme il l’écrit, a continué après la fin de l’esclavage, après même la ségrégation. Comment le pillage de la force de travail des Africains-Américains laisse encore des traces.

Une colère noire a connu un grand succès en France. Nous scandalisons-nous de la situation américaine pour mieux s’aveugler sur la nôtre ?

Je suis absolument persuadée qu’en France, des personnes sont capables, sans arrière-pensée ni calcul, d’avoir une vraie curiosité pour la société américaine. C’est à nous de nous appuyer sur ce que décrit Coates pour rappeler que la France aussi fut une puissance esclavagiste, dans des conditions très différentes des Etats-Unis. Aurait-elle échappé à toutes les séquelles de ce passé ? Non.

La France aussi se serait livrée à «une épouvantable entreprise de brigandage d’Etat», comme vous le dites des Etats-Unis ?

La traite négrière, l’esclavage, la colonisation : c’est du brigandage. Partout, l’appareil d’Etat s’est donné le droit d’émettre des règles violentes et inégalitaires. C’est l’Etat qui a organisé le commerce, créé les compagnies de monopoles et les comptoirs le long des côtes [qui, dès le XVIIe siècle, ont été un pilier de la colonisation, ndlr]. C’est l’Etat qui a décidé du régime fiscal avantageux, accordé des licences de navigation aux compagnies maritimes qui profitaient de la traite, c’est même l’Etat qui percevait une dîme sur le nombre d’esclaves baptisés. Oui, c’est un brigandage établi. Pourtant, chaque fois que ressurgit la question des réparations, le débat provoque une hystérie sans nom.

Mais au fond, que signifie «réparer» de tels crimes ?

La réparation n’est pas que matérielle. Elle est politique et éthique. Quel sens cela a-t-il de vivre ensemble et de faire comme si le passé n’avait laissé aucune trace ? C’est un non-sens. Il faut avoir du courage, dépasser des préoccupations immédiates. C’est une parole mesquine que celle qui décide que puisque cela me dérange, il n’y a pas lieu d’en débattre. Les aspects matériels que les réparations pourraient entraîner sont bien peu de chose. Car le crime de l’esclavage est irréparable. On ne répare pas les vies qui se sont achevées au fond de l’Atlantique ou de l’océan Indien. On ne répare pas ces enfants vendus séparément de leurs parents. La question est plutôt de savoir si nous sommes capables d’affronter le passé et d’en voir toutes les survivances dans le présent. Celles qui aujourd’hui cassent les relations dans la société, celles qui obstruent le regard que l’on pose sur l’autre. Abordons ainsi la question des réparations, et normalement la frayeur et l’hystérie devraient disparaître.

Sommes-nous prêts ?

Je ne sais pas si c’est possible mais c’est indispensable. Peut-on comprendre notre rapport aux banlieues sans regarder le passé ? Non. Sinon on est dans le fait divers, dans l’incident, l’inexplicable. Or tout est parfaitement explicable : cette incompréhension, ces rancœurs enfouies, cette peur qui pousse à réagir n’importe comment… Tout cela a un lien organique.

Ce débat-là, les Etats-Unis le mènent plus que nous…

L’urgence paraît plus forte aux Etats-Unis car les traces physiques et matérielles de l’esclavage sont là, sous les yeux de tous. La ségrégation n’est pas si ancienne. Dans un discours absolument sublime, à l’université de Cambridge en 1965, l’écrivain James Baldwin explique que la prospérité de l’Amérique repose sur sa sueur. Il dit «ma sueur», il ne dit pas la sueur de ses ancêtres. «My sweat, my free labour.» Ma sueur, mon travail gratuit. Il reste une mémoire vive sur la façon dont la loi organisait la domination, l’oppression, la séparation. Il reste une mémoire vive sur la tolérance de l’Etat, sa complaisance envers les crimes et les lynchages de Noirs. Il suffit qu’une parole «autorisée» soit suffisamment permissive, comme celle de M. Trump, pour que certains se lâchent à nouveau, comme à Charlottesville cet été. En France, poser la question des réparations demande un plus grand volontarisme car on peut faire semblant d’oublier que les colonies étaient des terres d’esclavage. On peut se glorifier de l’égalité avec «nos compatriotes d’outre-mer» – un terme toujours prononcé avec un trémolo dans la voix, un surcroît d’empathie, une espèce de démonstration impudique. Mais au quotidien, ces compatriotes d’outre-mer font l’expérience d’une citoyenneté différente. Et l’ancien empire colonial est de plus en plus visible sur le sol français, dans nos banlieues. On peut toujours tenter de fuir. Sauf qu’on est rattrapé par le passé. Je dis délibérément «on». Car ou bien nous portons cela tous ensemble, ou bien nous faisons les mariolles : si je descends d’esclaves, vous descendez des maîtres, et nous n’aurons plus qu’à régler nos comptes. Je pense que c’est une impasse. Nous devons porter ensemble une histoire qui nous rattrape.

Le 21 mai 2001, vous avez fait voter une loi dont le premier article reconnaît que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité…

Et quelle violence nous avons alors subie ! Le sujet reste extrêmement sensible. Le mythe français et républicain de l’égalité – un mythe noble, à préserver bien sûr ! – empêche ce retour sur le passé esclavagiste et colonial. Je me souviens d’une émission de radio où un président d’association me reprochait de salir la France : «La France n’est pas esclavagiste, elle a aboli l’esclavage !» hurlait-il. Oui, la France a aboli l’esclavage qu’elle pratiquait ! Le déni est partout, jusqu’aux autorités publiques qui ont célébré le cent cinquantenaire de la deuxième abolition de l’esclavage… sans rappeler qu’il y en avait eu une première en 1794. Parce qu’il aurait alors fallu dire qui avait rétabli l’esclavage dans les colonies françaises : le grand Napoléon. En France, on commémore l’abolition de l’esclavage, mais l’esclavage, on ne connaît pas ! Imposer que la journée du 10 mai devienne une journée en mémoire des traites, de l’esclavage et de l’abolition a été un combat. A quoi sert cette prudence inutile ? Quand vous construisez une société sur de la dissimulation, la rage enfle par en dessous. Dans le Procès de l’Amérique, Ta-Nehisi Coates dit qu’il est temps, aussi, «d’en finir avec la culpabilité blanche». Débattre du passé est émancipateur. C’est ce qu’a très bien compris la ville de Nantes, qui fait la lumière sur son passé de ville du commerce triangulaire.

Cette mémoire à vif, on en a eu un nouvel exemple avec la polémique sur les noms de rues et les monuments. Faut-il déboulonner les statues de Colbert ?

Au pays qui se prétend le cœur des Lumières, sur ces sujets-là, la raison disparaît ! Il ne reste que l’affectif ! Pourquoi ne pourrait-on réfléchir au rôle de Colbert dans la rédaction du Code noir ? Ce qui ne veut pas dire que Colbert n’était que cela. Mais débattons ! Il ne s’agit pas de faire la chasse à d’éventuels coupables survivants, il n’y en a plus. Même les personnes qui portent le nom de grandes familles d’armateurs négriers ou esclavagistes ne sont pas concernées – mais si elles veulent nous ouvrir leurs archives, elles sont les bienvenues. Sans doute aurions-nous dû être capables de faire retomber la pression, de débattre, peut-être avec passion, mais de débattre. Oui, il faut, dans l’espace public, des rues et des bâtiments au nom de Nègres marrons, ces résistants qui, au péril de leur vie, décidaient de quitter la plantation et le régime esclavagiste. Le Code noir stipulait qu’à la première évasion, si vous étiez repris, on vous coupait l’oreille. La deuxième fois, on vous coupait le jarret. La troisième, vous étiez mis à mort. Qui énonçait cela ? La législation officielle. C’était le code de Colbert, dont l’article 1er chassait les Juifs !

Au-delà du débat et de la reconnaissance officielle, quelles formes plus concrètes pourraient prendre les réparations ?

Nous devons être prêts à regarder en face toutes les conséquences qui découlent, aujourd’hui, de ce passé. Des banques américaines, comme Lehman Brothers ou Morgan Chase, ont dû reconnaître qu’elles avaient possédé des esclaves ou accordé des prêts à des maîtres, dont la garantie était le cheptel d’esclaves. Certaines ont décidé de consacrer 5 millions de dollars – peu de chose par rapport à leur fortune – à des bourses pour des Africains-Américains. Quelle serait la dette de la France à l’égard des descendants d’esclaves ou des ressortissants des empires ? Si c’est insurmontable, on le dira. Mais l’essentiel aura été de s’y pencher. L’Etat étant profondément impliqué, il doit aussi pouvoir réparer par le biais, par exemple, de politiques publiques bien identifiées. Cette monstruosité économique qu’était l’esclavage a aussi produit une créativité culturelle phénoménale. Pourquoi ne pas consacrer des budgets à la mise en valeur des langues créoles, nées de la nécessité, en territoire esclavagiste, de se comprendre entre maîtres et esclaves ou entre esclaves venus de régions différentes d’Afrique ? Financer des études sur les expressions picturales, la littérature orale, les traces archéologiques, la toponymie, la pharmacopée de plantes que les esclaves ont développée pour se soigner ? Mettre en lumière tout ce patrimoine qui montre que cette période ne fut pas seulement une longue et interminable nuit de souffrance et de violence.

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