Au Caire, la fête du Maouled célébrée contre vents et marées

by Reza

SHAFAQNA – Jenna LE BRAS / L’Orient-Le Jour : Depuis la longue rue Salah Salem bondée, on perçoit, perçant la canopée des immeubles, la pointe illuminée du minaret de la mosquée al-Hussein. De grandes guirlandes multicolores illuminent le ciel noir et pollué du Caire ; de petits groupes compacts descendent des taxis et se dirigent vers l’esplanade d’où une cacophonie de musique, de cris et de rires s’échappent.

Pour la première fois, un portique de sécurité a été installé pour filtrer les entrées sur la place. Une longue file s’est formée, prête à dégainer sacs à dos, téléphones et cannes de danse afin de pouvoir entrer. « Ce truc fait juste bip-bip, mais ça ne change absolument rien, c’est juste pour montrer qu’ils sont là », note, sceptique, Amr, un jeune trentenaire qui a bossé toute sa jeunesse dans le bazar adjacent à la mosquée. Sur la gauche, un petit policier dodu fait d’ailleurs signe de couper la queue en franchissant les barrières pour entrer directement par le marché.

Sur la grande place, une foule hétéroclite se balance au rythme de la musique. Quelques turbans et écharpes typiques de Haute-Égypte se meuvent dans la transe collective, mais il y a aussi beaucoup de bombers d’hiver et de jeans slims, venus simplement profiter du spectacle. « On est juste là entre amis, on vient profiter de l’ambiance, on se balade, c’est sympa », explique Mahmoud, qui a emmené l’un de ses amis pour la première fois aux célébrations du Maouled, la naissance du Prophète, célébrée le 12 de Rabia al-Awal, troisième mois du calendrier hégirien.

L’atmosphère est festive, mais la cérémonie a été exceptionnellement réduite cette année. Après l’attaque d’al-Rawda, une mosquée du Sinaï-Nord fréquentée en grande majorité par des soufis où 311 personnes ont perdu la vie, le Conseil suprême des rites soufis avait annoncé l’annulation de certaines festivités et assuré que les célébrations n’auraient lieu cette année qu’à l’intérieur de la mosquée al-Hussein. « Le défilé est annulé pour pleurer les martyrs de l’attaque terroriste », avait déclaré son porte-parole Ahmad Kandil. Habituellement, une marche se tient dans les rues du vieux Caire, à partir de la mosquée Salah al-Jaafari jusqu’à al-Hussein. L’événement, qui est aujourd’hui célébré par bon nombre de communautés musulmanes dans le monde, aussi bien sunnites que chiites, ne fait pas partie des deux fêtes religieuses canoniques. Honni par les islamistes, il est très suivi par la communauté soufie. Le quartier est donc un lieu de choix pour qui souhaiterait frapper cette communauté, dans le viseur de certains groupes terroristes, dont l’EI.

« Dans notre cœur »
Les fidèles sont pourtant là, principalement des hommes, tanguant sur la musique, la tête à l’air libre de toute coupole. Chérif Ahmad al-Kayed est commerçant dans l’une des rues du bazar attenantes à l’esplanade et vend les halawat al-Maouled, les sucreries typiques de cette fête : principalement des nougats, des crackers à la fleur d’oranger et des guimauves parfumées à la noix de coco. « Cette année, la sécurité est très importante, beaucoup plus que d’habitude, assure-t-il. Je pense que c’est à cause de ce qui s’est passé. Ils ont même interdit les tentes. » Si une scène principale où des musiciens en blanc font le show a été conservée, les habituels pavillons dédiés aux rites soufis ont disparu. Ceux servant de lieux de charité ont aussi été interdits. « On le sent bien, il y a moins de monde », déplorent les commerçants. « La police du tourisme m’a dit qu’il y avait eu beaucoup d’annulations de voyage après l’attaque, des touristes qui souhaitaient venir pour le Maouled en Égypte et qui ont changé d’avis », assure d’ailleurs Mohammad Salam, un marchand de bagues et de babioles. Peu importe pour ce soir, de toute façon, les fidèles du Maouled consomment généralement surtout des gâteaux, des pop-corn et des boissons, mais bien peu les bijoux en toc du souk. Pour Mohammad, le business n’est pas moins bon ce week-end.

D’autres refusent d’ailleurs de croire que la fête est gâchée. « Le Maouled est dans notre cœur, on n’a pas besoin de le célébrer en grande pompe », affirme un géant en gallabeyia, turban et écharpe typiques d’Assouan. S’il a tout l’attirail du fervent danseur venu se balancer sur les vers du chant du mounchid, il assure « ne pas être venu spécialement pour ça (…) ; on n’a pas besoin de tout ça ». Un autre, petit bedonnant dans sa robe traditionnelle et entouré de ses amis, estime lui que « non, il n’y a aucune différence par rapport aux années précédentes, autant de monde » !

C’est vrai, si la foule est éparse sur la place, le lieu a toutefois gardé ses attroupements des grands soirs et son ambiance joyeuse : les bars et les ruelles alentour sont bien garnis, en dépit du risque élevé d’une attaque terroriste sur un événement de cette ampleur et de cette nature. « Moi, je n’ai pas peur », assure Mohammad, qui caresse de deux doigts sa barbe drue, rasée au-dessus de la bouche : « Personnellement, je ne me sens pas menacé par ces gens. Bien sûr, j’ai peur pour mon pays, mais une attaque peut survenir à n’importe quel moment, ça nous affecte, mais on s’en remet. Les gens viennent de toute l’Égypte pour le Maouled, ils ont besoin de se sentir en sécurité et la police est là, c’est une bonne chose. »
Quand le loup entre dans la bergerie…
Alors que les heures passent au son d’un loop musical infernal, le vieux Caire se vide lentement de ses fêtards. Quelques irréductibles que l’on croirait déjà au lit avec une tasse d’anis à cette heure tardive : les anciens tiennent la dragée haute, alors que les jeunes reprennent le chemin de la maison.
Les joueurs de derbouka rangent leurs accessoires ; ne restent sur la place que quelques vieux béats, des flics en civil qui observent les derniers convois, et les détritus de la soirée abandonnés sur le pavé. Devant la grande porte de la mosquée, un imam du coin, kufi rouge et blanc et longue gallabeyia taupe, poursuit la soirée en discutant avec des jeunes. « Les derniers événements n’ont pas affecté le moral des Égyptiens, tout le week-end, des gens de partout sont venus pour fêter l’anniversaire du Prophète, en dépit de tout », clame-t-il. « Le vendredi, après l’attaque, les gens ont continué à aller en masse aux prières dans les mosquées, dans le Sinaï et ailleurs, celles-ci étaient pleines de fidèles. Si vous croyez en Dieu, si vous croyez en Mahomet, si vous croyez en n’importe quelle religion, quel que soit votre Dieu, vous n’avez peur de rien. Nous n’avons pas peur d’être terrorisés », dit-il. « Quand le loup entre dans le bergerie, si les moutons se divisent, ils se font dévorer. Si nous sommes tous unis pour faire face au terrorisme, on ne flanchera jamais.»

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