Un islam résiduel en France

by Reza
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SHAFAQNA – Ce texte est un des parts de l’article “L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution: attraction et répulsion ” est écrit par Faruk Bilici

Pour évacuer d’emblée le problème de la présence d’un islam résiduel en France (1) aussi bien sous l’Ancien Régime que pendant la Révolution, il faut dire rapidement que, contrairement au monde musulman qui de tout temps a développé un véritable système social et de législation de cohabitation avec les autres communautés, chrétiennes et juives principalement, la France n’a jamais constitué pour les musulmans un pays d’accueil avant le XIXe, voire XXe siècle… La présence de certaines communautés mauresques mal christianisées dans les Pyrénées ou en Languedoc, après la reconquistacatholique espagnole ne déroge pas à la règle. D’ailleurs, ce phénomène paraît tellement naturel que l’historiographie n’a même pas relevé cette anomalie, n’a pas cherché les raisons pour lesquelles, malgré les rapports étroits entre la France et l’Empire ottoman, une communauté musulmane n’a jamais vu le jour en France, contrairement aux Juifs par exemple (2). Nous avons un début de réponse à cette interrogation avec Jean Mathorez (3) qui relève en effet que:

L’octroi des capitulations accordées à François Ier par le Sultan, en 1535, permit aux négociants français de trafiquer et de vivre indépendants dans les États du Grand-Seigneur. Les Turcs ne profitèrent pas de ces traités pour s’acclimater dans notre pays; nulle part on ne les voit fonder de colonies en France et l’histoire de leur établissement dans le royaume demeure anecdotique. À travers mémoires et documents, on glane parfois un renseignement qui les concerne, mais on ne saurait y rencontrer la moindre trace d’un groupement ottoman fixé en France.

Et pour cause: les nombreuses guerres de religion, atténuées pour un temps par l’édit de Nantes (1598), puis par sa révocation (1685) n’encourageaient pas les musulmans en tant que tels à venir s’installer en France. En réalité toute une série d’obstacles existait pour que les sujets du Grand-Seigneur ou ceux de tout autre souverain musulman ne s’aventurent pour une longue durée en France. Mathorez dans sa démonstration précise que « pour être admis, à se faire naturaliser en France, le Turc devait abjurer la religion de Mahomet », coupant ainsi l’herbe sous le pied à tout musulman. Et il continue en attribuant la responsabilité encore à ceux-là: « l’emprise de la loi mahométane est si forte que les rayas, né sujets du Grand Seigneur, renoncent difficilement à leur foi. Seule l’ardeur du clergé catholique ou des pasteurs protestants parvenait à provoquer des conversions par les Turcs qui préféraient la liberté à l’esclavage ».

Mais le pouvoir politique ne voyait pas non plus d’un bon œil la présence des diplomates et des commerçants musulmans installés longtemps en France. On sait sous quelle surveillance étroite, les ambassadeurs temporaires devaient exercer leur mission, pendant que les ambassadeurs français et autres représentants diplomatiques, consulaires et commerciaux menaient dans les Échelles une vie relativement libre.

Même si elle se déroula avec beaucoup de malentendu et qui donna lieu à des interprétations controversées, l’ambassade de Süleyman Aga auprès de Louis XIV en 1669, nous donne quelques indications de la façon dont la cour faisait surveiller jusqu’aux visites que cet ambassadeur recevait:

L’Aga Soliman resta plusieurs mois à Paris logé à l’Hôtel de Venise après son audience, et quoy qu’il parust qu’il se repentoit de la conduite qu’il avoit tenue à l’audience du roy, il soutint avec hauteur plusieurs discussions qu’il eut avec le Sieur de la Gibertie chargé du soin de son traitement et qui avait des ordres d’interdire tout accès auprès de luy à plusieurs Turcs mal convertis, et à des Grecs et Arméniens qui pouvaient luy donner des conseils, ou des connaissances qu’il estoit bon qu’il ne reçût pas (4).

Comme il était usage dans la cour ottomane de fournir des subsistances aux ambassadeurs, Louis XIV fit de même pour Süleyman Aga, mais, cela se transforma en un véritable contrôle pour l’ambassadeur:

Il se plaignit entre autres choses de ce qui estait réglé par jour pour la subsistance de sa maison, l’on examinoit ce qu’il faisait de ce qui luy avait esté fourni, et il prétendit qu’il devait estre absolument le maistre de faire tel usage qu’il souhaitait de ce que le roy luy donnait (5).

Les seuls éléments de présence de musulmans qu’on peut relever, c’est lorsque catholiques et réformés annonçaient avec un certain air de victoire les conversions réalisées auprès des Turcs. Ainsi, pendant la période qui s’étend de Charles IX à la révocation de l’édit de Nantes, les luttes religieuses étaient si vives entre réformés et catholiques que chaque parti annonçait les conversions réalisées par son camp; parfois même plaquettes et factums en relataient les circonstances; répandus dans le public, ils constituaient un moyen de propagande analogue aux Annales de la Propagation de la foi, créées par les missionnaires français. Dans ces documents religieux, on relève toutefois des indications montrant qu’il est possible de compter quelques ottomans parmi les éléments alluvionnaires de la population française. Les documents commerciaux fournissent aussi certains renseignements.

Des Turcs ou musulmans captifs sont assez nombreux à Marseille, puis à Toulon aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais il est difficile de parler d’une « communauté » constituée librement, ayant des droits, possédant un minimum d’infrastructure. Qu’il s’agisse de Marseille ou de Toulon, il faut parler de bagnes où vivaient ces forçats achetés à Gênes ou capturés en mer sur des navires essentiellement maghrébins. Leurs relations avec la population locale étaient empreintes d’hostilités (6). Pendant longtemps, ces « Turcs esclaves du roi » n’avaient pas non plus de lieu d’inhumation. Dans une lettre adressée, en 1691, à Louis XIV par le dey d’Alger, Hadji Chaban, cette absence de cimetière est soulignée avec force:

Mon très cher ami, il y a en ce pays des cimetières pour les étrangers et pour les esclaves chrétiens, mais à Marseille, il n’y a point de cimetière pour les musulmans et il est impossible de creuser des fosses sur le bord de la mer, parmi les roches. C’est une grande punition pour eux que cela soit ainsi (…). Ici, il meurt vingt esclaves par jour; on les enterre dans leur cimetière, selon leur religion, en lisant leurs livres et leurs prières. Des peuples qui craignent Dieu ne font pas de ces actions-là (7).

Il semble cependant qu’à cette époque, deux enclos servant de cimetières aux musulmans existaient à Marseille; une légende courait même autour de la présence d’une mosquée (8). Le bagne de Marseille étant supprimé, en 1748, par Louis XV, les galériens musulmans furent transférés à Toulon et deux ans après un cimetière vit le jour dans le quartier du Mourillon qui aurait duré jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Quant au cimetière de Marseille dit « cimetière des Turcs », dans le quartier de Saint-Ferréol on en parlait encore à la fin de l’Ancien régime et il servait surtout de lieu de prière. Le 17 avril 1782 la Chambre de commerce réclamait sa jouissance « pour des Algériens qui se trouvent en grand nombre à Marseille » (9). Plus tard, ce cimetière semble avoir été totalement englobé dans l’arsenal de l’artillerie, mais chaque fois qu’on a projeté la construction d’un cimetière ou d’une mosquée, on a évoqué cet ancien cimetière marseillais. C’est le cas du préfet Delacroix qui écrivait: « avant la guerre, il y avait (à Marseille) une mosquée que la prospérité du commerce avec le Levant peut faire rétablir ». De même en 1813 musulmans barbaresques négociants et capitaines de navires présents à Marseille demandaient l’autorisation d’établir un cimetière en faisant observer que:

dans toutes les villes principales de commerce, soit en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne etc. les musulmans ont à leur disposition des cimetières destinés à la sépulture des musulmans qui peuvent décéder en ces lieux et c’est ainsi que les chrétiens en ont au Maroc, Alger, Tunis et Tripoli de Barbarie etc. Il y a environ trente ans qu’il en existait un à Marseille et qui dans le tems de la révolution a été détruit; il était suivant les rapports de nos anciens compatriotes au terrain où est aujourhuy l’arsenal près le Cours Bonaparte (10).

Ainsi la présence musulmane relevant de l’anecdote, c’est de la connaissance et surtout du comportement intellectuel vis-à-vis de l’islam qu’il faut parler.


Notes :

(1) Pensant que sous la Révolution, quelques musulmans étrangers pouvaient faire l’objet de surveillance de la police, nous avons consulté en vain aux Archives nationales, la série D XIX, ou encore la sous-série F 19 (Cultes). Les premiers documents concernant l’islam en France datent de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, s’agissant notamment de la mosquée de Paris. Pour trouver les quelques commerçants musulmans à Marseille, il faut dépouiller une grande quantité d’archives aux archives départementales des Bouches-du-Rhône et aux archives de la Chambre de commerce de Marseille.

(2) Sur les communautés maures qui ont pu se reconstituer en France après la reconquista, nous n’avons pas d’informations fiables.

(3) Histoire de la formation de la Population: les étrangers en France sous l’ancien régime, t. 1, Les Orientaux et les Extra-Européens, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, Éditeur, 1919, p. 176-178.

(4) Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, vol. 10, fols: f°56-82: « Sur le cérémonial observé en France en 1669 à l’égard de l’Aga Soliman envoyé par le Grand-Seigneur Mahomet 4e vers le Roi Louis 14e ».

(5) Ibid. f° 80r.

(6) En 1620, Reïs-Regjeb ayant rencontré sur mer une polacre marseillaise commandée par Drivet la saisit et fit trancher la tête du capitaine. Le 14 mars, les Marseillais, ayant eu connaissance de ce meurtre, se précipitèrent en foule à l’hôtel de Mibouillan où « de fortune, estoient deux Chaoulx (çavuches) turcs et dix reayas » accompagnés de 50 Turcs; ce fut une véritable boucherie. Quelques jours après, on arrêtait les coupables auteurs de ce massacre général et le 22 mai 1620, ils furent condamnés. Le récit de cet événement fut conservé par la postérité et on l’imprima (Archives historiques de la Chambre de Commerce de Marseille, AA 461 – Histoire nouvelle du massacre des Turcs faict en la vile de Marseille, le 14 de mars 1620 par la populace de cette ville justement indignée contre ces barbares », Mathorez, op. cit. p. 177.

(7) E. Plantet, Correspondance du dey d’Alger avec la cour de France, 1579-1833, I, Paris, 1889, p. 313-314.

(8) Pour ce problème de cimetières musulmans à Marseille puis à Toulon, ainsi que du lieu de prière, voir le très intéressant article de Régis Bernard, « Les cimetières des “esclaves turcs” des arsenaux de Marseille et de Toulon au XVIIIe siècle », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n. 99-100 / 2002, pp. 205-217. Je remercie Jean-Paul Pascual de m’avoir signalé cet article.

(9) Ibid, p. 215.

(10) Archives municipales de Marseille 60 M 22, cité par R. Bernard, op. cit. p. 216. Ce dernier, dit également que le greffier de l’état-civil signalait que « le nombre des musulmans qui meurent à Marseille ne s’élève pas au-delà de cinq à six individus par an à dater des dernières années ».

Auteur : Faruk Bilici ; Historien, spécialiste d’histoire ottomane et de la Turquie contemporaine. Né en 1948, Faruk Bilici a été chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul/Georges Dumézil, et maître de conférences à l’Université de Marmara (Istanbul) en détachement. Faruk Bilici est aujourd’hui maître de conférences habilité, qualifié professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) où il enseigne les langues et l’histoires ottomanes et turques. Ses recherches portent essentiellement sur le monde ottoman des XVIe-XVIIIe siècles et sur les relations franco-ottomanes.


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteurs et ne reflètent pas nécessairement la editoriale de SHAFAQNA.

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