En autorisant les joueuses à porter le voile, la Fédération internationale de football (Fifa) vient d’offrir une visibilité planétaire à ce qui est censé cacher. C’est à partir de ce paradoxe que Bruno-Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à l’université Paris-III, montre comment le voile est devenu une «image» de l’islam, alors que cette religion refuse toute représentation. Dans son livre, Comment le voile est devenu musulman, il explique, à travers une série de tableaux et de photos, pourquoi le voile heurte tant dans les pays européens et interroge l’impératif de transparence à l’œuvre dans les sociétés occidentales.

Pourquoi le voile dérange-t-il autant en Europe et particulièrement en France ?

Cette intolérance est le résultat d’une longue histoire coloniale et postcoloniale. Quand les Français sont arrivés en Afrique du Nord et qu’ils ont vu des femmes voilées, cela leur a paru insupportable, à la fois pour des raisons de pouvoir et pour des raisons érotiques. Le maréchal Bugeaud, colonisateur de l’Algérie, disait : «Les Arabes nous échappent, parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards.» Et c’était vrai. Plus profondément, le voile conteste l’ordre visuel occidental qui donne la primauté au regard : transparence, perspective, spectacle, etc. En outre, en cachant leur corps et leur visage, les femmes en faisaient, involontairement, un objet mystérieux de désir.

C’est pourquoi on assiste dès le XIXe siècle, dans la littérature comme dans l’art, à toutes sortes de tentatives pour dévoiler ces femmes. Dans ce que l’on appellera la peinture orientaliste, le voile est traité comme un accessoire érotique : dans les hammams, sur les éventaires des marchés aux esclaves, les femmes sont dévoilées, dénudées. Il s’agit d’un fantasme, car de tels marchés n’existaient pas sous cette forme et les peintres n’avaient évidemment pas accès au bain des femmes.

Plus tard, se développe un commerce de cartes postales «coquines». A Tunis comme à Alger, on voit fleurir sur les présentoirs des cartes postales de femmes voilées et dévoilées. Les sociétés musulmanes sont ainsi confrontées à ces images dégradantes d’elles-mêmes alors que l’islam refuse les images.

Mais, paradoxalement, pendant ce temps, l’Etat français garantit le statut personnel des musulmans. Dans le code français de l’indigénat, le port du voile, mais aussi la polygamie, le mariage des mineurs, l’enfermement des femmes… sont sanctuarisés. Ce n’est qu’à la fin de la période coloniale, pendant la guerre d’Algérie, que les Français tenteront, par des moyens plus ou moins coercitifs, de dévoiler les musulmanes.

Aujourd’hui, le voile est plutôt dénoncé, d’une part, comme un moyen de soumission de la femme et, d’autre part, comme une entorse à la laïcité…

Rien ne nous permet de dire que la femme voilée que l’on croise en France, est plus opprimée qu’une autre ou qu’une femme catholique. Elle revendique quelque chose, une appartenance, une conviction religieuse. Je ne veux pas parler pour elles.

Surtout, en portant le voile, les femmes cherchent à se distinguer, à se rendre visibles. En fait, j’essaye de sortir le débat des questions de laïcité et de féminisme où il est enfermé et je propose de considérer le voile du point de vue de la visibilité.

Le système visuel musulman ne se contente pas d’interdire les images : il désapprouve le fait de faire image, le paraître et privilégie le caché, le secret. Voyez, par exemple, la différence entre la fenêtre et le moucharabieh : l’une détoure un paysage, l’autre le défait, agissant un peu comme un kaléidoscope. Or, aujourd’hui, le voile, qui était un moyen de se rendre presque invisible, est devenu une image, il fait image. C’est un paradoxe suprême pour l’islam d’avoir désormais comme emblème des femmes voilées. Des femmes qui montrent qu’elles se cachent et qui croient cacher qu’elles se montrent, mais qui, malgré tout, se montrent. Je crois que le monde occidental supporte mal, au fond, cette manière de montrer que l’on se dissimule. Cela va à l’encontre de notre culte actuel de la transparence.

Comment expliquez-vous que le voile soit devenu cet emblème, alors qu’il est si peu présent dans le Coran ?

Il est vrai que le Coran néglige le voile et ne le mentionne presque pas. La principale source coranique sur le sujet est la sourate 33, «Les coalisés», où son port est simplement recommandé comme «le meilleur moyen […] de ne pas être offensée». Donc pour des raisons civiles, non religieuses. Mais il est solidaire de toute cette culture infusée de religion, qui proscrit l’ostentation et considère le regard comme une source d’excitation libidinale qu’il faut donc dominer. On a du mal à imaginer l’ascèse d’un tel régime visuel. Par exemple, la première exposition dans le monde arabe a lieu au Caire, en 1891. Il y a à peine cent ans, on pouvait encore naître et mourir à Fès comme à Damas sans jamais avoir vu une seule image.

C’est ce régime visuel qui s’effondre au XXe siècle, avec l’arrivée de la photographie, plus tard du cinéma et de la télévision, fidèles auxiliaires du pouvoir. L’image a finalement gagné et, de l’ancien régime de visibilité, il ne reste plus que le voile. Dès lors, celui-ci fonctionne comme un fossile vivant, une sorte de souvenir de ce monde disparu, de pudeur et de retenue. Ses images multiples pallient la défaite de l’ordre visuel musulman.

 

A l’heure des réseaux sociaux, où les photos et les vidéos sont très présentes, le voile peut-il résister ? Pourrait-il y avoir un dévoilement progressif ?

Sûrement pas, parce que le voile est devenu lui-même une image puissante dans un monde d’images. En revanche, je ne suis pas sûr que les fondamentalistes, qui ont joué assez cyniquement du paradoxe (faire circuler des images de l’islam par les femmes, sans que ça se voie qu’il s’agissait d’images), continuent de tenir les ficelles du jeu. Sur Internet, le voile peut s’afficher comme un instrument de séduction. On trouve des sites de hijab tutorial, où des jeunes femmes, souvent ravissantes, coquettes et maquillées montrent comment se voiler le plus joliment possible.

Pourquoi cette exigence de transparence dans nos sociétés ?

C’est une vieille idée grecque, puis chrétienne, qui croise deux dimensions. D’une part, la conviction que montrer le mystère renforce son pouvoir (et non l’amoindrit), d’où les rituels épiphaniques aussi bien religieux que politiques : ostension des saints sacrements, effigies du monarque, jusqu’aux bains de foules et aux allocutions télévisées contemporaines. D’autre part, l’intuition que ce qui est caché est suspect : d’où les rituels de confession, mais aussi les affirmations de transparence : «Je n’ai rien à cacher, je suis transparent…»

Je ne suis pas certain que tout cela soit très libératoire. En tout cas, je pense qu’il faut comprendre le port du voile comme une prise de position critique contre cette exigence généralisée de transparence.