L’islamisme: construction et évolution d’un terme polémique en Europe

by Reza

SHAFAQNA- Libèration / Frantz Durupt: La définition de ce terme très médiatisé ne fait pas consensus. On l’utilise commodément pour désigner tour à tour les Frères musulmans, le salafisme quiétiste ou l’organisation terroriste Etat islamique… Mais certains chercheurs s’inquiètent de ce succès : le flou qui demeure attaché au mot peut contribuer à perpétuer des amalgames.

Un dictionnaire comme le Robert fait remonter l’apparition du mot «islamisme» dans la langue française à l’année 1697 et en propose deux définitions : 1)  «religion musulmane» et 2)  «mouvement politique et religieux prônant l’expansion ou le respect de l’islam». Le lexicographe Edouard Trouillez, qui travaille pour les dictionnaires le Robert, explique que c’est en 1993 qu’a été ajouté le deuxième sens. Cet ajout «a été motivé par l’observation de ce nouvel emploi dans les médias».

Reprenons. A la fin du XIXe siècle, l’écrivain Ernest Renan emploie aussi bien «islam» qu’«islamisme», tous deux désignant la religion musulmane, dans un texte intitulé l’Islamisme et la science. Cent ans plus tard, un groupe d’universitaires français va s’emparer du mot pour lui donner d’autres sens. Trentenaires ou pas loin de l’être, ces chercheurs travaillent, au tout début des années 80, en Afrique du Nord. Tous partagent un mentor : Rémy Leveau (1932-2005), qui a mis en place à Sciences-Po un programme doctoral sur le monde arabe. Son idée est d’étudier l’islam sous l’angle des sciences sociales, à rebours des orientalistes qui ont tenté d’expliquer cette religion par ses seuls textes sacrés.

querelles notoires
Certains des universitaires travaillant avec Rémy Leveau feront une carrière sous les projecteurs : c’est notamment le cas de Gilles Kepel, Olivier Roy ou encore François Burgat, dont les querelles sont notoires. La paternité du terme «islamisme» pourrait d’ailleurs en être une.

Ainsi, Gilles Kepel revendique auprès de Libération avoir «mis le mot en circulation» en 1983, année où il a soutenu, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), une thèse intitulée les Mouvements islamistes dans l’Egypte d’Anouar el-Sadate. Par l’emploi de l’expression «mouvements islamistes», il s’agissait alors, dit-il, «de rendre une expression arabe, al-haraka al-islamiya» . «C’était le terme utilisé par les militants qui voulaient faire de l’islam le mode d’organisation politique de la société. En ce sens, ils se distinguaient du reste des musulmans, qui, a priori, n’avaient pas explicitement cet objectif. Littéralement traduit, al-haraka al-islamiya veut dire “mouvement islamique”.»

Une suite d’événements
Gilles Kepel explique avoir choisi de remplacer le «-ique» d’«islamique» par un «-iste» pour «distinguer, dans l’usage français, ce qui était simplement musulman de ce qui relevait des ambitions politiques de certains mouvements, comme les Frères musulmans». Gilles Kepel n’ignore pas que cette paternité lui «sera disputée». De fait, s’il estime que c’est son livre le Prophète et Pharaon : les mouvements islamistes dans l’Egypte contemporaine, paru en 1984, qui a popularisé l’expression grâce à son sous-titre, il cite lui-même un prédécesseur, nettement moins médiatisé que lui : Jean-François Clément. Plus âgé (il a aujourd’hui 75 ans), Jean-François Clément a quitté en 1990 les études sur l’islam pour rejoindre l’ICN Business School de Nancy. Alors qu’il était professeur à la faculté des lettres de Rabat, au Maroc, il raconte avoir observé, à partir de 1968, une suite d’événements qui l’ont frappé, dont, en 1975, l’assassinat du syndicaliste marocain Omar Benjelloun par la Chabiba islamiya («jeunesse islamique»). Aux yeux de Jean-François Clément, ce groupe marque une rupture par rapport à ses prédécesseurs : «Avant, on tuait au nom du nationalisme, pas pour des raisons religieuses. Là, il s’agissait explicitement d’éliminer quelqu’un qui n’était plus membre de la “oumma” [la communauté des musulmans, ndlr].»

Pour nommer cette «rupture», Jean-François Clément cherche un mot. «Je me suis dit “on ne va pas créer un mot, on va prendre un mot disparu dans la langue française”. J’ai cherché. Il n’était pas question de reprendre “mahométisme”, car cela désigne l’islam comme la religion de Mahomet. Or, ce n’est pas ce que l’islam est du point de vue des musulmans, mais du point de vue des chrétiens.» Il choisira donc le mot «islamisme», tombé plus ou moins en désuétude, pour désigner ce phénomène qui est à ses yeux «le produit de l’Occident, une forme de défense qui crée des interdits nouveaux, des interdits qui n’étaient pas dans l’islam, avec un fond d’angoisse». C’est un point essentiel : pour lui, l’islamisme est «un mouvement moderne, pas du tout relié à une tradition musulmane quelconque». A mille lieues, donc, des mots comme «rétrograde» ou «fondamentaliste», qui deviendront pourtant ses synonymes.

En 1980, Jean-François Clément publie dans la revue Esprit un article intitulé «Pour une compréhension des mouvements islamistes».Le mot sera repris par Olivier Roy, François Burgat, Gilles Kepel et d’autres, chacun l’adaptant selon ce qu’il constate sur son propre terrain, mais aussi selon sa sensibilité politique – la plupart d’entre eux militent ou ont milité à gauche. Olivier Roy est sur une ligne similaire à celle de Jean-François Clément : «A l’époque, il n’y avait pas d’ambiguïté, raconte-t-il à Libération. On utilisait le mot pour ne pas créer de confusion avec les intégristes, les fondamentalistes, en désignant ceux qui reconstruisent l’islam comme idéologie politique. Ça s’appliquait très bien, par exemple, aux Frères musulmans ou à [Ayatullah] Khomeiny», le guide spirituel de la révolution islamique de 1979 en Iran.

Pas de définition unique
Depuis, Gilles Kepel a choisi d’inclure dans ce qu’il appelle la «mouvance islamiste» les mouvements quiétistes (salafisme, tabligh…), bien qu’ils se présentent comme purement religieux. Car, estime-t-il, «ils visent à la réislamisation de la société en exigeant que les mœurs prônées par le texte sacré soient appliquées littéralement. A mon avis, on peut les inclure dans la mouvance islamiste, car en réalité ils sont politiques : ils fournissent la base sociale sur laquelle le projet politique va se construire».

François Burgat, pour sa part, voit d’abord dans l’islamisme un aspect identitaire : selon lui, il s’agit d’ «une dynamique» liée avant tout à la colonisation. Dans cette dynamique, «de larges composantes des sociétés de la périphérie coloniale de l’Occident s’efforcent de redonner au lexique islamique, c’est-à-dire à celui de la culture héritée, la centralité qu’il avait perdue sous l’effet de la poussée coloniale».«On peut donc désigner les islamistes comme étant avant tout ceux qui entendent réaffirmer la légitimité et l’universalité du “parler musulman”», a-t-il expliqué à Sciences humaines.

Malgré leurs différences, tous se retrouvent au moins sur une idée : la diversité des mouvements islamistes et de leurs modes d’action empêche d’aboutir à une définition unique.«A aucun moment, il n’y a eu une volonté d’unification sémantique», explique Jean-François Clément. «La raison est simple : les phénomènes que nous avons observés à la fin des années 70 et par la suite étaient tellement changeants qu’il n’était pas possible d’avoir une vision stable : certains voulaient assassiner le chef de l’Etat, d’autres disaient “non, on va transformer la société civile de l’intérieur”. Il y a eu plein de différences, et ça n’est pas terminé : la chute de Daech va induire des changements, ça prendra d’autres formes.»

Le problème, c’est que les champs médiatique et politique n’obéissent pas aux mêmes logiques que celui de l’université. Les journalistes utilisent des mots prêts à l’emploi, dont la définition semble évidente. Et les politiques usent de ces mêmes mots à leur convenance, en exploitant parfois leurs ambiguïtés.

La bascule survient au début des années 90. Elle est abondamment documentée par Thomas Deltombe dans son livre l’Islam imaginaire : la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005 (la Découverte) : il y détaille comment le terme d’«islamisme» s’est imposé «lentement et difficilement à la télévision française dans la première moitié des années 90», en lien avec la guerre du Golfe, mais aussi avec la guerre civile en Algérie et les attentats commis en 1994 et 1995 sur le sol français. Durant cette période, l’«islamisme» se retrouve intimement lié au terrorisme et devient donc, écrit Deltombe, «une catégorie morale pour distinguer les “bons” et les “mauvais” musulmans». Au fil des polémiques, puis des attentats, la notion s’installe ces années-là dans un réseau sémantique de plus en plus large. On la retrouve associée aux banlieues, au port du voile ou encore à la guerre au Moyen-Orient. Au cours des années 2000 se multiplient les articles et reportages censés mettre au jour des «cellules d’Al-Qaeda», des «imams salafistes» dans les «territoires perdus de la République» que seraient les banlieues, ou des «proches des Frères musulmans», au premier rang desquels le prédicateur Tariq Ramadan, accusé en une de l’Express d’être «L’homme qui veut instaurer l’islamisme en France». Ces dernières années, les procès en «islamisme» n’ont pas faibli, au contraire, le dernier en date étant la polémique autour de l’association de défense des femmes musulmanes Lallab. Aux yeux de Thomas Deltombe, le flou entourant le mot «islamisme» «est devenu une arme idéologique : les milieux islamophobes qualifient d’islamistes tous les musulmans qui leur déplaisent, c’est-à-dire à peu près tous les musulmans, tout en jouant sur le registre du déni “je ne suis pas islamophobe, je ne m’attaque qu’aux islamistes !”»

Les chercheurs qui ont conceptualisé l’islamisme dans les années 80 n’ignoraient pas les risques de glissement. Jean-François Clément l’avait en tête dès le début : «Je me suis posé beaucoup de questions, car dans “islamisme”, il y a “islam”. Et c’est là qu’est la difficulté. L’idéal eût été de choisir un mot sans aucune relation avec l’islam, mais on n’aurait pas été compris. D’ailleurs, les Américains ont été coincés dans leur vocabulaire et ils ont choisi d’utiliser “fundamentalism”, ce qui vient de leur tradition protestante.»

A l’époque, un homme avait mis en garde les chercheurs : Maxime Rodinson (1915-2004). Linguiste, historien et sociologue marxiste, il était alors l’un des principaux spécialistes de l’islam en France. «Dans le dictionnaire, “islamisme” est donné comme un synonyme d’islam. Alors, si on choisit ce mot, le lecteur risque de confondre entre un extrémiste excité qui veut tuer tout le monde et un homme tout à fait raisonnable qui croit en Dieu à la manière musulmane, chose parfaitement respectable», avait-il prévenu. «Il nous l’a dit gentiment, mais il a toujours été contre notre usage du mot “islamisme”, et je n’ai pas bien compris pourquoi, se remémore Olivier Roy. En fait, il ne voulait pas voir la nouveauté des Frères musulmans. Et puis il n’aimait pas qu’on compare ça au communisme. Contrairement à beaucoup de gens de gauche, il voyait les islamistes comme des vieux réactionnaires.»

Abandonner le terme ?
Trente ans plus tard, comment les jeunes universitaires se sont-ils emparés du concept ? «Le débat sur la définition du mot, je ne le considère pas comme très intéressant», répond à Libération Laurent Bonnefoy, chargé de recherches au CNRS, qui travaille avec François Burgat. Il souligne un paradoxe : «La volonté d’avoir une définition très large de l’islamisme rend cette définition fonctionnelle. Mais c’est en raison de cette même diversité qu’on devrait abandonner le terme. Car elle mène à des labellisations problématiques», dit celui qui a récemment cosigné une tribune de défense de Lallab. De même, la politologue Myriam Benraad, qui s’est intéressée au vocabulaire de l’Etat islamique ( l’Etat islamique pris aux mots,Armand Colin), souligne que «ce n’est clairement pas un néologisme satisfaisant». Mais elle relève que certains militants de l’islam politique revendiquent le qualificatif d’«islamistes», traduit par le mot islamiyoun. Quid des imprécisions médiatiques et politiques ? Myriam Benraad pense que l’ «on ne peut pas reprocher aux médias de ne pas forcément être dans la précision, car ce n’est pas leur rôle». Elle vise plus volontiers «la sphère politique, avec des personnalités qui font des déclarations incendiaires».

Thomas Deltombe, lui, croit avoir décelé «une évolution : de plus en plus de gens ont pris conscience de la supercherie qu’il pouvait y avoir à désigner certaines personnes comme islamistes». Il en veut pour preuve la tribune de défense pour Lallab : «A une certaine époque, le mot “islamiste” avait un effet tellement anesthésiant que peu de gens auraient signé une pétition de soutien à des gens qualifiés publiquement d’islamistes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.» Mais il nuance en relevant que sont apparus, dans les années 2000, d’autres termes, comme «communautarisme», «salafisme» ou «jihadisme», eux aussi régulièrement utilisés de manière confuse. «Quand on parle d’islamisme, est-ce qu’on parle de mouvement, de doctrine, d’idéologie ? Est-ce qu’on peut considérer qu’un mouvement puritain comme le salafisme quiétiste est islamiste ? Jusqu’où la définition est-elle politique ?» s’interroge Myriam Benraad. Selon elle, qui se qualifie de «déconstructiviste», si l’on veut aujourd’hui lutter efficacement contre le terrorisme, il faut dépasser les querelles entre des analyses «pas si contradictoires, et même complémentaires» .

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